Série historique sur les vins de Bordeaux : les Crus Bourgeois (1/4)

Eté 2010 : dans le cadre de la fin de mes études, je remets au secrétariat de mon Master 2 un mémoire intitulé Les Crus Bourgeois Dans Le Vignoble Bordelais. Quelques mois plus tard, les Presses Universitaires Européennes me proposent de le publier. Le contrat avec ma maison d’édition me laissant libre d’en utiliser le contenu à des fins personnelles, je vous propose d’entamer une petite série historique. Chaque semaine, pendant un mois et demi, vous pourrez prendre connaissance de la première partie de mon mémoire sur les Crus Bourgeois. Afin de pouvoir rédiger cette partie historique, la lecture de plusieurs ouvrages forts intéressants, contenant force de détails, s’est avérée nécessaire. Aujourd’hui cela me ferait plaisir de les partager avec vous. Mais auparavant, autant commencer par le début. Quoi de mieux pour introduire un sujet… qu’une introduction ?

J’en profite pour rappeler le lien suivant, au sujet des Crus Bourgeois de Blaye dont la mention est actuellement injustement retirée (temporairement, on l’espère) malgré un niveau de qualité qui n’a rien à envier à ceux du Médoc :

https://alexissabourin.wordpress.com/2012/01/12/pourquoi-la-situation-juridique-des-crus-bourgeois-de-blaye-nest-pas-encore-regularisee/

Cet extrait de mon mémoire sera publié en 4 fois, à la manière d’une chronique, au début de chaque semaine du mois de novembre. D’autres articles seront publiés les autres jours… Bonne lecture !

Introduction (1/4)
PARTIE I – L’ancrage de la mention « Cru Bourgeois » dans le vignoble bordelais (2/4)
A – Les Crus Bourgeois dans l’ombre de la classification de 1855
1. La fonction de la classification : déterminer la valeur des vins
2. La structure de la classification : une pyramide hiérarchique
B – La classification de 1855 fermée aux Crus bourgeois (3/4)
1. Les éditeurs liés malgré eux par le classement de 1855
2. Une différence qualitative parfois relative entre les Crus Classés et Bourgeois
a) L’assimilation des meilleurs Crus bourgeois aux Crus classés aux premiers temps de la classification
b) L’absence de remise en cause de la légitimité des courtiers
3. Une classification insensible à l’évolution du rang des crus (4/4)
a) Un rang défini par une capacité d’investissement supérieure
b) La valeur relative du terroir dans l’élaboration d’un grand cru

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Introduction

« On tomberait dans l’erreur la plus complète, en considérant tous les vins qui ne sont pas compris dans la catégorie des grands crus, comme étant inférieurs et sans qualité. » (Charles Cocks, Bordeaux, ses environs et ses vins classés par ordre de mérite, 1850)

Les Crus Classés en 1855 mis sur un piédestal, la formule convient parfaitement à des Crus Bourgeois qui ont alimenté l’actualité juridique vitivinicole récente. Que ce soit l’annulation du classement des Crus Bourgeois du Médoc en 2007, ou le procès opposant ceux-ci à leurs homologues de Blaye dans les années 1990, plusieurs épisodes judiciaires ont nourri une histoire déjà bien remplie, parce qu’ancienne. La déclaration de l’auteur du Dictionnaire Féret des vins de Bordeaux a été choisie car elle résume à elle seule la position des Crus Bourgeois dans la hiérarchie des crus bordelais. Ainsi, si les Crus Bourgeois ne sont pas des crus classés « malgré leurs mérites souvent réels, ils produisent souvent d’excellents vins ».[1]

Cependant, étant donné l’absence prolongée d’un cadre juridique précisant les conditions d’usage de la mention « Cru Bourgeois », un certain flou entoure encore sa définition. Si le qualificatif de « Bourgeois » procède d’un usage historique consistant à classer les vins du Bordelais par ordre de mérite nécessitant qu’on s’y attarde plus longuement dans le développement, la notion de « cru » renvoie directement au vin. Mais tandis que le vin est entendu comme « le produit obtenu exclusivement par la fermentation alcoolique, totale ou partielle, de raisins frais, foulés ou non, ou de moûts de raisins »[2], le cru est quant à lui à la fois « un terroir particulier et le vin produit par ce terroir »[3].

Au niveau juridique, « Cru Bourgeois » est une mention. Il ne s’agit donc pas d’une appellation, en dehors du sens terminologique du terme, le langage juridique vitivinicole usuel réservant ce mot à l’appellation d’origine contrôlée (AOC), que le Code de la consommation définit comme « la dénomination d’un pays, d’une région ou d’une localité servant à désigner un produit qui en est originaire et dont la qualité ou les caractères sont dus au milieu géographique comprenant des facteurs naturels et des facteurs humains »[4]. Le cru est donc une unité de perception plus réduite que l’AOC, territoire comprenant une pluralité de crus.

L’histoire des Crus Bourgeois est liée à celle du vignoble Bordelais au point d’être une particularité girondine. Alors que l’on trouve la notion de crus classés dans d’autres régions, celle de Crus Bourgeois est en revanche une particularité locale, et la connotation sociale qui la caractérise découle d’un passé lointain. Ainsi, c’est en leur qualité d’artisans que ceux-ci laissèrent leur nom à des crus issus de petites superficies, tandis que les bourgeois enrichis par le commerce pouvaient exploiter de plus vastes propriétés, dont certaines du Médoc deviendront d’ailleurs les fameux crus classés. Il convient cependant de s’attarder plus longuement sur la formation du vignoble Bordelais pour y expliquer l’apparition des Crus Bourgeois.

A l’origine, la vigne est implantée au Ier siècle, suite à la conquête romaine. Puis, au Moyen-âge, nait un âge d’or sous la domination anglaise avec les privilèges octroyés par le Duc de Bordeaux aux bourgeois de la ville, consécutivement au mariage d’Aliénor d’Aquitaine en 1152 avec Henri Plantagenêt, couronné en 1154. De ce fait, un énorme débouché commercial s’ouvre pour le vignoble bordelais, qui durera trois siècles. A cette époque, l’Occident ne connait pas encore le thé, le café ou le chocolat et, en tant que pays chrétien, l’Angleterre, dont le climat est défavorable à la culture de la vigne, a besoin de vin. En outre, la concurrence de La Rochelle comme port d’exportation prend fin avec la reconquête des Charentes par le roi de France en 1224. Les quantités envoyées Outre Manche sont si importantes que l’habitude prise à cette époque de désigner dans la marine anglaise la capacité d’un navire par le nombre de tonneaux qu’il pouvait charger nous restera à travers la tonne comme unité de quantification de la masse.

Les Bordelais, et surtout les privilégiés, ecclésiastiques ou bourgeois[5], étaient exemptés des plus fortes taxes ou coutumes par leur duc et en profitèrent pour planter des vignes partout dans le Bordelais. Cependant, cela n’était pas suffisant pour satisfaire le marché anglais, aussi des vins du Sud de la France transitaient également par la capitale girondine qui, en aval de la Garonne et surtout de la Dordogne, pouvait contrôler le trafic fluvial du vin.

Par conséquent, comme se présentait le risque d’être dépassé par ces vins extérieurs au duché, les habitants de Bordeaux s’ingénièrent à obtenir un nouvel avantage qu’on devait plus tard appeler « le privilège des bourgeois de Bordeaux ». Le professeur Roudié explique ainsi que les livraisons des vins du Haut-Pays (vallées du Tarn, du Lot, de l’Aveyron, de l’Ariège, du Gers…) se voyaient interdites la descente de Bordeaux « avant la Saint-Martin (le 11 novembre) ou la Noël c’est-à-dire avant le départ de la première flotte. Par contre, passé ce délai, une nouvelle flotte, celle de Pâques, dite aussi de « rack » (c’est-à-dire de vin soutiré), pouvait partir de Bordeaux pour gagner Londres, chargée de ce qui n’avait pu partir auparavant du duché »[6].

Plus tard, il faut peut-être remonter à 1740, date à laquelle la Chambre de Commerce de Bordeaux rédige à l’intention de l’intendant de Guyenne un document fournissant le prix des vins, commune par commune. En réalité, les courtiers avaient l’habitude de classer hiérarchiquement les crus bien avant la sacralisation du classement de 1855. On commence à entendre parler de Crus Bourgeois relativement tôt et cette mention devient progressivement commune sur les rives droite et gauche de la Gironde notamment depuis 1868 à travers les éditions successives du « Bordeaux et ses vins » de Cocks et Feret.

En 1896, dans le Dictionnaire Manuel du Négociant en Vin et Spiritueux et du Maître de Chai, Edouard Feret réaffirme l’utilisation de la mention « Cru Bourgeois », avec quelques nuances. On parle de Crus Bourgeois et Crus Bourgeois Supérieurs sur la rive gauche, sur la rive droite de Crus Bourgeois et de Premiers Bourgeois[7], notions que l’on retrouve dans l’Encyclopédie des Crus Bourgeois du Bordelais[8].

Pendant une grande partie du XXème siècle, l’accent sera mis sur les Grands Crus Classés, et les Crus Bourgeois tomberont plus ou moins en désuétude[9]. Ceux-ci vont revenir sur les devants de la scène avec la formation du Syndicat des Crus Bourgeois du Médoc en 1962 qui se donne pour objectif de remettre au goût de jour la mention, et donc d’en faire la promotion. Des années plus tard, en 1990, le Syndicat des Crus Bourgeois des Premières Côtes de Blaye est constitué, avec un but semblable[10]. Les années 1990 ont ainsi vu se disputer devant les tribunaux Crus Bourgeois du Médoc et de Blaye, les premiers reprochant aux seconds de récupérer les efforts qu’ils avaient faits pour promouvoir la mention « Cru Bourgeois ». Le procès aboutit à la reconnaissance judiciaire des Crus Bourgeois de Blaye au bénéfice du vide juridique qu’il fait apparaître à cette occasion et les deux syndicats sont invités par les autorités à clarifier leur situation. Mais un rebondissement va avoir lieu au travers d’un second épisode judiciaire puisque le classement réalisé par les Crus Bourgeois du Médoc en 2003 en vue de le faire officialiser est annulé en 2007 à l’initiative de propriétaires dont les crus avaient été déclassés. Le voile est ainsi jeté sur des Crus Bourgeois dont la situation vient de n’être éclairée, grâce à une nouvelle procédure, que très récemment.

L’objet du présent mémoire est de délimiter les contours de la mention « Cru Bourgeois ». Plus précisément, il s’agit de savoir où en est la règlementation relative à l’utilisation de cette mention, afin de pouvoir dire si celle-ci peut bénéficier d’une protection. A cette fin, une démarche tripartite paraît nécessaire.

En premier lieu, dans la mesure où les Crus Bourgeois portent un héritage historique, faire l’impasse sur l’ancrage de la mention dans le vignoble bordelais parait inconcevable (Partie I). Cet héritage permet de comprendre, en second lieu, les évènements qui se sont déroulés dans la période récente et qui ont secoué les Crus Bourgeois devant les tribunaux (Partie II). En troisième lieu, comme cette affaire avait mis en lumière l’absence de cadre juridique entourant l’usage de la mention « Cru Bourgeois » et que des évolutions ont eu lieu, il s’agit enfin de faire le point sur la situation juridique actuelle de la règlementation la concernant (Partie III).


[1] Cf : Larousse des vins, 1970

[2] Posée initialement par la loi Griffe des 14 et 15 août 1889 au niveau national, cette définition a imprégné les textes communautaires ; on la retrouve ainsi dans l’Annexe XI ter du règlement du Conseil (CE) n° 491/2009 du 25 mai 2009

[3] Cf : Larousse des vins, 1970

[4] Cf : C. conso., art. L 115-1

[5] Le sens premier du mot désigne les habitants du bourg, de la ville, qui s’enrichiront ultérieurement grâce au commerce

[6] Cf : Bordeaux et ses vins, XVIIe Ed. Féret, 2004, page 19

[7] Cf : Bernard Ginestet, Cotes de Blaye, page 74, collection « Le Grand Bernard des Vins de France », éditions Jacques Legrand, 1990

[8] Cf : Michel Dovaz, Encyclopédie des Crus Bourgeois du Bordelais, éditions Fallois, 1992

[9] De la même manière, un sort semblable touchera également les Crus Artisans et Paysans, produits par des propriétés de petite taille moins armées pour résister aux crises générées par les conflits mondiaux ou encore la Grande Dépression de la fin des années 1920

[10] Par simplification, nous parlerons des Crus Bourgeois de Blaye, l’AOC Premières Côtes de Blaye devenant l’AOC Blaye Côtes de Bordeaux et une AOC Blaye existant par ailleurs, dont certains crus ont bénéficié de la mention au XIXe siècle

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